Une chaise qu'on déplace dans un raclement de ferraille, une main passée presque involontairement dans ses cheveux d'or défaits, un long soupir, comme une plainte inexorablement dégorgée face à un énième jour de détresse qui commence. Geneva n'a l'air de rien aujourd'hui, n'a rien de plus que le commun des mortels, que tous ces pauvres gens qui l'entourent. Elle est terne et fatiguée, répond comme une automate à une vieille habitude réglée et millimétrée depuis des années; celle de venir s'asseoir quelques minutes, chaque matin, à une table de la brasserie en bas de chez elle. Juste le temps de savourer un café bien serré, geste qui autrefois résonnait comme une promesse d'une journée d'héroïsme et d'énergie. Comme les choses ont mal changé. Aujourd'hui est juste un matin brume qui ressemble à celui d'hier et à celui de demain. Matins mornes, matins délavés. Une grisaille dans laquelle est plongée sa vie depuis la disparition de sa petite fille mais Geneva se réconforte, parce qu'il le faut bien, en se disant qu'au moins elle n'y est pas seule et qu'ils sont nombreux les sorciers qui partagent les mêmes meurtrissures, les mêmes angoisses qu'elle.

Bien sûr la jeune femme aurait pu simplement faire une croix sur cette coutume devenue triste à mourir mais c'était comme si elle se complaisait dans son malheur. Cela la rassurait de se savoir entourée d'âmes toutes aussi chagrines qu'elle-même et d'observer les autres, de s'abreuver de leurs propres histoires qu'elle se plaisait à imaginer rien qu'en les dévisageant ou au détour d'un regard.
Et puis il y avait eu cet inconnu qui était devenu L'inconnu. Un homme ordinaire sur lequel elle avait dardé ses grands yeux un beau jour, sur lequel elle s'était encore attardée le lendemain, et le jour d'après encore, et encore, et encore. Ils avaient fini par échanger un sourire, puis un café, et c'était finalement devenu une habitude quotidienne que de se retrouver là, bavarder un peu avant que chacun reprenne le cours de sa vie. Il était journaliste, ou écrivain, elle ne savait plus trop. Sans doute retournait-il à ses lignes et à ses plumes lorsqu'il la quittait. Elle repartait errer à droite, à gauche, laissant traîner ses oreilles un peu partout des fois qu'un nom connu tombe d'une bouche, elle cherchait toute la journée sans savoir par où commencer, sans plan de bataille; puis, quand venait le soir, elle reprenait le chemin de son bar et ainsi un jour en chassait un autre sans aucune nouveauté jamais. Pourtant aujourd'hui serait peut-être différent. L'inconnu, en effet, était absent. En retard ? La blonde frissonna, prise tout à coup d'un mauvais pressentiment qui dépassait largement la simple déception de se retrouver seule et qui s'intensifiait à chaque fois que, sur sa montre, l'aiguille faisait un tour de cadran. Et s'il lui était arrivé quelque chose ? Après tout ce ne serait guère surprenant: ces temps-ci, des gens disparaissaient chaque jour, alors pourquoi pas lui ?
« Mademoiselle! » Elle leva les yeux, s'attendant à une agréable surprise qui ne vint jamais. Ce n'était que le serveur avec son habituel sourire accroché aux lèvres. « Je te sers un café, avec une cuillère de miel. Comme d'habitude? » Elle acquiesça d'un petit mouvement de tête, distraite. Et distraite elle l'était toujours devant sa tasse pleine, la lorgnant comme si celle-ci pouvait lui apporter quelques réponses. C'était idiot car seul le marc de café fonctionnait pour lire l'avenir, ou le passé, ou tout autre chose. C'était doublement idiot puisqu'elle n'avait jamais vraiment cru dans cet art douteux qu'est la divination. Elle en était là quand une pensée vint soudain la frapper: son café était aussi noir que son cœur. C'était là la seule chose qu'il y avait à déchiffrer dans cette tasse.